CHAPITRE QUINZE

M’efforçant de ne pas paniquer à cause de ce maudit rituel, je consultai mon nouvel emploi du temps en me dirigeant vers le parking. Shekinah n’avait pas menti : me changer de classe en sociologie avait perturbé mon planning. Mes quatre premiers cours de la nuit étaient inversés, et mon cours de théâtre, normalement en deuxième heure, passait en cinquième, juste avant le seul qui n’avait pas bougé, études équestres.

— Génial ! marmonnai-je. Pour couronner le tout, je vais avoir cours avec Erik.

J’essayais de maîtriser une violente nausée quand j’aperçus Aphrodite et Darius, à côté d’une Lexus noire. Enfin, plus précisément, j’aperçus Darius. Aphrodite se tenait dans son ombre et lui faisait les yeux doux.

— Désolée d’être en retard, dis-je avant de m’installer sur la banquette arrière.

— Pas de problème, répondit Aphrodite en s’installant gracieusement sur le siège passager. Ne t’en fais pas pour ça.

Je roulai des yeux. Tout à coup, ça ne la dérangeait plus que je sois en retard ! Elle était tellement transparente...

— Aphrodite, chuchotai-je alors que Darius démarrait la voiture. Demain, à minuit.

— Quoi ?

Elle me jeta un regard qui disait qu’elle aurait voulu que je disparaisse, la laissant seule avec Darius.

— Demain, minuit, toi, moi, Damien, les Jumelles, grand rituel de purification devant toute l’école, débitai-) e d’une traite.

Ses grands yeux bleus s’arrondirent sous le choc.

— Ça va être..., commença-t-elle d’une voix hystérique.

— Marrant ! complétai-je avant qu’elle ne sorte un truc du genre « un désastre complet ».

— J’ai hâte de voir ça, déclara Darius en souriant chaleureusement à Aphrodite. Le pouvoir de votre cercle est unique !

Aphrodite se reprit et, lorsqu’elle lui rendit son sourire, elle avait retrouvé son attitude séductrice.

— Oui, « unique » est le mot approprié.

— Je n’ai jamais rencontré de novices aussi doués, poursuivit notre garde du corps.

— Tu n’as aucune idée de l’étendue de mes talents, souffla-t-elle en se penchant vers lui avec un rire de gorge.

« C’est ça, pensai-je, inquiète, tandis qu’elle flirtait outrageusement avec Darius. Lui et tous les autres  – à part Aphrodite et Lucie  – n’ont aucune idée de ce qui se passe ici. » Nous non plus ne savions pas ce qui se passait exactement, et encore moins comment nous allions former un cercle avec un élément en moins. Je me rappelai ce qui s était produit quand Aphrodite avait essayé d’invoquer la terre dans sa chambre. Tout le monde comprendrait aussitôt quelle avait perdu son affinité. Comment allions-nous l’expliquer ?

Damien et les Jumelles se mettraient sans doute en colère contre moi, une fois de plus, et me reprocheraient de leur avoir caché la vérité. Génial.

Ce qu’il me fallait, c’était quelque chose qui ferait diversion au moment de la formation du cercle. Non. Ce qu’il me fallait vraiment, c’était des vacances. Ou un antimigraineux extrafort.

Je fouillai dans mon sac à main à la recherche dudit cachet, en vain. De toute façon, les médicaments n’avaient pas beaucoup d’effets sur les novices...

 

Le nouveau siège des Chats de gouttière était un joli immeuble carré en brique, avec de grandes vitrines pleines d’articles pour chats. Je me promis de penser à rapporter une bricole à Nala la grincheuse.

Darius nous tint la porte et nous entrâmes dans la boutique, très éclairée. Nous portions tous les trois des lunettes de soleil, mais nous avions quand même mal aux yeux. Enfin, pas Aphrodite, puisqu’elle était redevenue humaine.

— Bienvenue aux Chats de gouttière ! entendis-je. Est-ce votre première visite ?

Mon regard passa d’Aphrodite à la personne qui avait parlé.

Je clignai des yeux, étonnée. Une nonne me souriait, assise derrière le comptoir. Elle avait des yeux marron qui pétillaient dans un visage pâle, âgé mais étonnamment lisse, encadré par l’espèce de chapeau blanc des bonnes sœurs.

— Jeune fille ? fit-elle.

— Oh, euh, ouais. Je veux dire, oui, c’est la première fois qu’on vient.

Mon esprit s’affolait. Que faisait une religieuse ici ? Du coin de l’œil, j’aperçus une deuxième silhouette en robe noire, et je me rendis compte qu’il y en avait d’autres. N’allaient-elles pas paniquer quand elles apprendraient que des vampires novices voulaient travailler bénévolement pour Chats de gouttière ?

— Excellent. Les nouveaux visiteurs sont toujours les bienvenus. Que pouvons-nous faire pour vous ?

— Je ne savais pas que les sœurs bénédictines étaient impliquées dans cette association, dit Aphrodite à ma grande surprise.

— Eh bien, si. Cela fait deux ans que nous la dirigeons. Les chats sont des créatures très spirituelles, vous ne croyez pas ?

— Spirituelles ? persifla Aphrodite. Ils ont été tués pour être les acolytes des sorcières, et se sont ligués avec le démon. Si un chat noir traverse leur route, les gens pensent que c’est signe de malchance. Est-ce là ce que vous entendez par « spirituel » ?

J’aurais voulu la frapper pour avoir été aussi irrespectueuse, mais la nonne ne parut pas du tout froissée.

— Ne pensez-vous pas que tout cela tient au fait que les chats ont toujours été associés aux femmes, surtout celles qui sont considérées comme des sages par l’opinion publique ? Naturellement, dans une société dominée par les hommes, certains y ont vu des animaux sinistres.

Aphrodite eut un petit sursaut.

— Si, c’est exactement ce que je pense ! Je n’aurais pas cru que ça puisse être également votre point de vue, avoua-t-elle en toute honnêteté.

Je remarquai que Darius avait cessé de faire semblant de regarder les articles pour chats et écoutait cet échange avec intérêt.

— Jeune fille, ce n’est pas parce que je porte une guimpe sur la tête que je ne suis pas capable de réfléchir par moi-même. Et je vous garantis que j’ai été confrontée plus que vous à la domination masculine.

Son sourire adoucit la dureté de ses mots.

— Une guimpe ! Voilà comment ça s’appelle ! lâchai-je bêtement.

— Oui, c’est le nom exact.

— Désolée. Je… je n’avais jamais rencontré de nonne auparavant, dis-je en rougissant.

— Ce n’est pas étonnant. Nous ne sommes pas très nombreuses. Je suis sœur Marie Angela, prieure de notre petite abbaye et manager de Chats de gouttière. Avez-vous reconnu notre ordre parce que vous êtes catholique, mon enfant ? demanda-t-elle à Aphrodite.

Aphrodite se mit à rire.

— Je ne suis absolument pas catholique. Mais je suis je la fille de Charles LaFont.

La sœur hocha la tête.

— Ah, notre maire. Dans ce cas, vous connaissez les activités caritatives de notre ordre.

Soudain, elle haussa les sourcils en comprenant ce qu’impliquait le fait qu’Aphrodite soit la fille du maire.

— Ainsi, vous êtes une novice vampire. 

J’inspirai à fond et lui tendis la main.

— Oui, c’est vrai. Et moi, je suis Zoey Redbird, également novice, et dirigeante des Filles de la Nuit.

J’attendis une explosion qui ne vint pas. Sœur Marie Angela se tut quelques instants, puis elle me prit la main et la serra fermement.

— Enchantée, Zoey Redbird.

Elle nous fixa avec attention, moi et Aphrodite, avant de se tourner vers Darius.

— Vous me paraissez un peu âgé pour un novice, dit-elle en haussant un sourcil.

Il inclina la tête en signe de respect.

— Vous êtes observatrice, prêtresse. Je suis un vampire adulte, un Fils d’Erebus.

Oh, super ! Il l’avait appelée « prêtresse ». J’attendis une nouvelle fois des cris, qui ne vinrent pas non plus.

— Ah, je vois. Vous êtes l’escorte des novices. Je suppose que vous devez être de jeunes femmes importantes, pour avoir droit à une telle protection.

— Eh bien, comme je l’ai dit, je dirige les Filles de la Nuit et...

— Nous sommes importantes, me coupa Aphrodite. Mais ce n’est pas la raison pour laquelle Darius nous accompagne. Deux vampires ont été assassinés ces derniers jours, et notre grande prêtresse n’a pas voulu nous laisser quitter le campus sans escorte.

Je lui jetai un regard exaspéré.

— Deux vampires ont été tués ? fit la sœur. Je n’ai entendu parler que d’un meurtre.

— Notre poète lauréat a été assassiné il y a trois jours, lui appris-je, incapable de prononcer son nom.

— C’est une terrible nouvelle, commenta-t-elle, l’air bouleversé. J’ajouterai son nom à notre liste de prières.

— Vous allez prier pour un vampire ?

Cette question m’avait échappée, et je me sentis rougir de nouveau.

— Bien sûr, tout comme mes sœurs.

— Je suis désolée. Je ne veux pas être impolie, mais ne pensez-vous pas que tous les vampires iront en enfer parce qu’ils vénèrent une déesse ?

— Mon enfant, je crois seulement que votre Nyx est une autre incarnation de notre sainte Mère, Marie. Je crois aussi sincèrement en cette citation de Matthieu, 7, 1 : « Ne juge pas, pour ne pas être jugé. »

— Dommage que le Peuple de la Foi ne pense pas comme vous, dis-je.

— Certains d’entre eux sont du même avis, mon enfant. Essayez de ne pas les mettre tous dans le même sac. N’oubliez pas que le « ne juge pas » va dans les deux sens. Bon, qu’est-ce que notre association peut faire pour la Maison de la Nuit ?

Toujours étonnée par son attitude envers les vampires, je le lançai :

— En tant que dirigeante des Filles de la Nuit, je me suis dit qu’il serait bon que nous nous impliquions dans une association caritative locale.

— Et, tout naturellement, vous avez pensé aux Chats, fît la sœur avec un grand sourire.

— Oui ! En vérité, je ne suis pas marquée depuis très longtemps, et je ne trouve pas normal que nous soyons si isolés alors que notre école est en plein milieu de Tulsa.

C était tellement facile de lui parler ! Je continuai, plus détendue.

— C’est ce qui m’amène... ce qui nous amène, me repris-je en m’apercevant qu’Aphrodite fronçait les sourcils. Nous avons décidé de vous aider à vous occuper des chats, et aussi de récolter de l’argent pour l’association. Nous pourrions par exemple organiser une vente et vous en reverser la recette.

— Nous avons toujours besoin d’argent et de bénévoles expérimentés. Avez-vous un chat, Zoey ?

— À vrai dire, j’appartiens à un chat... Ou plutôt à une chatte, qui s’appelle Nala.

— Et vous, combattant ?

— Néfertiti, la plus belle chatte écaille et blanc, m’a choisi, il y a six années de ça, répondit Darius.

— Et vous ?

Aphrodite parut mal à l’aise, et je réalisai soudain que je ne l’avais jamais vue avec un chat.

— Non, je n’en ai pas, dit-elle.

Elle haussa les épaules sous nos regards interrogateurs.

— Je ne sais pas pourquoi, aucun chat ne m’a choisie.

— Vous ne les aimez pas ? demanda la nonne.

— Si, je les aime bien. Il faut croire qu’eux ne m’aiment pas.

— Hum, fis-je, sans parvenir à cacher mon amusement.

Elle me foudroya du regard.

Ce n’est pas grave, affirma la sœur. Allez, on se met au travail !

 

Bon sang, la nonne ne plaisantait pas quand il s’agissait de travailler ! Je lui avais dit que nous disposions d’une ou deux heures, et elle fit aussitôt claquer son fouet. Aphrodite s’était bien sûr mise avec Darius, ravie de l’occuper pendant que je parlerais à Lucie (qui ne s’était pas encore montrée). Sœur Marie Angela les envoya nettoyer des litières et brosser les chats avec les deux autres nonnes de service, sœur Bianca et sœur Fatima, auxquelles elle nous avait présentés très simplement, comme s’il était normal que des novices et un vampire fassent du bénévolat dans la communauté. Je compris que ces religieuses étaient complètement différentes de mon affreux beauf-père et de ses sycophantes du Peuple de la Foi (merci, Damien, d’avoir enrichi mon vocabulaire !).

Sœur Marie Angela m’envoya dans l’enfer de l’inventaire. L’association venait de recevoir une cargaison de jouets pour chats  – une énorme boîte contenant plus de deux cents peluches en forme de chat ou de souris  – et la sœur me chargea d’entrer tous les articles dans leur système informatique. Elle m’apprit aussi à utiliser leur nouvelle caisse informatisée, avant de me laisser en lançant : « Nous restons ouverts tard, et vous êtes responsables de la boutique. » Puis elle disparut dans son bureau. Je la voyais derrière une grande vitre, ce qui signifiait quelle me voyait elle aussi. Elle était très occupée  – elle passait des coups de téléphone et fouillait dans ses papiers  –, mais elle me quittait rarement des yeux.

Je trouvais tout de même cool que sœur Marie Angela, une femme dévouée à Dieu, nous accepte aussi facilement. J’en arrivais à me demander si je n’avais pas en effet mis tous les religieux dans le même sac  – pour reprendre son expression. Ces femmes en guimpe me donnaient à réfléchir.

Je pensais à tout cela, littéralement plongée dans des jouets pour chat, lorsque la porte tinta et s’ouvrit sur Lucie,

Je lui souris, heureuse que ma meilleure amie ne soit plus une morte vivante. Elle était redevenue ma Lucie, avec ses courtes boucles blondes, ses fossettes et son habituel jean slim dans lequel elle avait rentré sa chemise. Oui, j’adorais cette fille. Oui, ses goûts vestimentaires étaient exécrables. Et, non, je n’allais pas laisser cette peste d’Aphrodite me faire douter d’elle.

— Zoey ! Tu m’as manqué ! Hé, tu as entendu la nouvelle ?

— La nouvelle ?

— Oui, sur...

— Elle fut interrompue par un coup sec tapé à la vitre du bureau de sœur Marie Angela. La bonne sœur nous regardait, les sourcils levés. Je désignai Lucie et articulai : « Mon amie. » La nonne traça un croissant de lune sur son front, puis pointa le doigt vers Lucie, qui la dévisageait, la bouche grande ouverte. Je hochai la tête avec vigueur. La prieure sourit et salua Lucie d’un signe de la main avant de retourner à son téléphone.

— Zoey ! murmura Lucie. C’est une nonne !

— Oui, je sais. Elle s’appelle sœur Marie Angela, elle dirige cet endroit. Il y en a deux autres dans salle des chats, avec Aphrodite et le Fils d’Erebus, ce qui n’empêche pas notre copine de flirter avec ce dernier.

— Berk ! Mais ces nonnes, elles savent que nous sommes novices, et tout ça ?

Je devinai que ce « et tout ça » faisait allusion elle-même. Je hochai la tête  – il n’était pourtant pas question que je parle des vampires rouges à la sœur.

— Oui, et apparemment elles n’ont aucun problème avec nous. Figure-toi qu’elles ne jugent pas les autres.

— Ça me plaît bien, ça ! Finalement, ce sont chouettes filles, quoi !

Je la pris dans mes bras, amusée.

— Lucie, si tu savais comme tu m’as manqué !

[La Maison de la Nuit 04] Rebelle
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